On ne peut pas ne pas aborder les récents événements en Grèce, et ne pas le faire à la lumière de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui l’État grec et les Grecs eux-mêmes. D’emblée, nous poserons que nous avons une théorie sur la question. Ce n’est peut-être pas une bonne théorie, mais c’est la nôtre. Nous vous demanderons juste un peu d’attention. Nous soutenons en effet l’idée que l’argent a acquis un caractère, ou, si vous préférez, une personnalité. Donc voilà : il y a M. et Mme Tout-le-Monde, vous et moi, dans la rue, et il y a Argent. Il vaut mieux d’ailleurs ne pas lui donner de nom ; il est devenu suffisamment arrogant comme ça ! Autrefois, on disait de manière imagée « l’argent parle » : aujourd’hui, ce n’est plus une image, c’est un fait. Car aujourd’hui Argent sait choisir ses mots pour atteindre son but ; il sait où il va, avec qui il dîne ce soir, qui il va mettre dans la gêne par son absence et quelle personne ou quelle entreprise il va ruiner dans la matinée.

Argent a réussi, disons-le, à mettre la Grèce sur les rotules. Ce n’est pas là la faute de la Grèce ou des Grecs en général, parce que, vous savez, Argent est devenu sournois, plein d’effets secondaires, et, surtout, il est devenu son propre patron. 

Pourtant, malgré l’importante inconnue qui plane sur leurs lendemains, telle un lourd nuage dans le ciel d’Athènes, les Grecs de notre entourage sont restés très généreux. On nous a offert des mezzés (un petit plat fait d’olives, de feta, de saucisses, etc.), des cafés, des verres de thé. Une ambiance bon vivant régnait, – mais, précisément, cette manière plutôt cavalière d’user de ses ressources montre combien ces personnes pleines de vie souhaitent rester étrangers à la mentalité des continentaux. 

Qui a dit « Seul un millionnaire peut se permettre d’être communiste » ? Peu importe. L’affirmation est vraie de la Grèce et de son peuple si sympathique, et c’est tout ce qui compte. Peut-être est-ce parce que les Grecs sont des âmes transcendées et qu’ils voient des choses que nous ne voyons pas, ou que, plus simplement, être pauvre ou pas est pour eux une question parfaitement secondaire. C’est en tout cas cette mentalité qui prévaut sur les îles. À Athènes, par contre, c’est très différent… 

De même que la pauvreté est plus ou moins pénible selon les pays – être pauvre en Autriche, par exemple, est de l’ordre du supportable ; on ne peut guère en dire autant de nombreux autres pays qu’il importe peu de citer ici –, de même la crise grecque a-t-elle bien moins affecté la vie des insulaires que celle des Athéniens. C’est que dans les îles, Argent n’a aucune de ces « personnes à charge » que les grandes villes nous assignent par packs entiers pour mieux faire sentir son absence. Contrairement à Athènes, métropole et siège du pouvoir, les îles nécessitent assez peu de gouvernance. Difficile en effet de ne pas sentir que c’est dans les capitales financières, et nulle part ailleurs, qu’Argent s’est rendu absolument indispensable. Après tout, elles sont faites pour ça, non ? Car pour Argent, toutes les capitales du monde sont de seconds chez soi. On frémit à l’idée que Bruxelles, qui devra elle aussi payer, connaisse le même sort.

Quelle est alors notre réponse personnelle ? Nous avons décidé de ne plus avoir affaire à l’argent (nous avons commencé par le décapitaliser). Et si l’argent s’écarte de notre chemin, nous le pousserons encore jusqu’à un coin, où il pourra bouder tout à son aise. Sans doute l’enverrons-nous dans un pays du tiers monde, c’est-à-dire d’où il vient, mais, en tout cas, il est hors de question que nous sortions pour le dépenser. Plus encore, nous allons le bannir de nos sentiments ; nous ne frémirons plus en pensant à lui ; nous ne ferons plus de virées, si passer un bon moment suppose qu’il exerce sa force. Mais surtout, nous allons résister à la séduction qu’exercent toutes ces choses que l’argent peut acheter. (Ah, ce jeu de clés à cliquet en chrome vanadium qui me regarde en scintillant chaque fois que je passe devant la vitrine !) Ce brouillard de consumérisme complice, nous l’avons percé avec le projecteur de notre esprit. Souvent nous désirons des choses dont nous n’avons pas réellement besoin. Le raisonnement peut sembler somme toute assez ordinaire, mais il faut beaucoup de détermination pour porter sa croix jusqu’au bout. À bas les paillettes, donc, à bas les achats ! Et retour à la convivialité villageoise qui nous fait tant de bien.

Telle dame (épouse et financièrement perplexe) n’est pas très convaincue par ce raisonnement, elle qui peut entrer dans un supermarché (« ces endroits me donnent toujours d’affreux maux de tête ! ») et en sortir au bout de dix minutes chrono avec un chariot plein, alors que nous, nous sommes encore là à nous débattre avec cette envie d’acheter un gadget inutile. 

La réponse est pourtant évidente : nous devons dire « stop » ! Être dans le monde, ok, mais être du monde, jamais ! Nous dirons au contraire à l’argent : « marche derrière ; toi, tu dois suivre et non guider. »

Mais peut-on éviter l’argent ? La machine sur laquelle on écrit a été achetée avec de l’argent. On peut éprouver une forme de contentement à l’idée qu’elle a été effectivement payée, et après ? L’argent, l’appât du gain, a ainsi poussé certains fabricants à produire des objets dont le vieillissement a été programmé et qui ne fonctionneront plus au bout de trois ans. Car pour se sentir bien, l’argent doit circuler ; il doit faire le tour, vérifier les joints, vérifier les lieux, flotter de temps en temps, peser sur certaines choses, voire les écraser de tout son poids, se transformer en chèques, être encaissé en liquide, être dématérialisé, vendu, acheté. Mais peut-on vraiment acheter et vendre de l’argent ? Et si oui, quelle est la monnaie d’échange utilisée ? 

Par Lawrence Brazier, auteur/écrivain indépendant, Autriche.

Source:

http://www.ebrumagazine.com/article/une-colonne-grecque-octobre-2014