Bien que l’on compte plus d’une dizaine d’établissements du dernier type à être dûment enregistrés, ceux qui fonctionnent réellement ne sont probablement pas aussi nombreux. Parmi ces derniers, on peut citer sans risque la madrasa Möhämmädijä de Kazan, qui accueille 120 étudiants aux cours du jour (dont 69 jeunes filles) et 258 aux cours du soir, sans omettre 273 abonnés aux cours par correspondance. À Kazan toujours, la madrasa« du Millénaire » compte 95 étudiants de jour, 45 du soir et 280 par correspondance, tandis qu’à Naberezhnye-Tchelny (la grande cité industrielle édifiée ex nihilo, à la fin des années 1970 autour des usines automobiles KamAZ), la Julduz accueille quelque 80 shâgird, pour 45 étudiantes à la madrasa Tänzilija, réservée aux jeunes filles. Ces établissements fonctionnent indépendamment les uns des autres et ont pris l’habitude de régler leurs problèmes seuls. Ceux relatifs au personnel enseignant, cruciaux pour les disciplines directement liées à la théologie, sont généralement réglés par l’envoi de professeurs par diverses organisations internationales du monde islamique – sans qu’il soit parfois nécessaire de les inviter... Dépourvues des moyens de recruter par elles-mêmes leur personnel enseignant et de contrôler les connaissances des nouveaux arrivants, les institutions d’enseignement islamique du Tatarstan sont obligées de s’accommoder de cet apport extérieur – même si cela doit aussi se traduire, assez souvent, par de graves incompatibilités confessionnelles (comme l’arrivée fréquente d’enseignants chaféites, dans une vieille région de madhhab hanéfite).
13Une telle situation ne pouvait que préoccuper les milieux religieux, comme l’intelligentsia du Tatarstan : ce n’est pas par hasard si, depuis quelques années, les appels se multiplient, dans la presse et dans les revues du Tatarstan, en faveur d’un renforcement et d’une meilleure propagation, dans la république, du madhhab hanéfite, traditionnel dans la région Volga-Oural. La même préoccupation explique la création à Kazan, au début de l’année 1998, du « Centre d’Étude de l’Islam traditionnel » (Centr po izucheniju tradicionnogo islama), animé par un groupe d’intellectuels avec le soutien d’une partie du clergé.
14Les institutions d’enseignement islamique ont également à faire face au problème des débouchés professionnels pour leurs diplômés. La question paraît d’autant plus difficile à résoudre que les communautés musulmanes locales, en dépit de leurs grands besoins en imams et en autres personnels religieux, sont la plupart du temps dépourvues de moyens pour les entretenir. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles les anciens étudiants de madrasa sont assez rares, au Tatarstan, parmi les imams de village. Ce problème, aux incidences sociales et politiques immédiates, devrait faire l’objet d’une plus grande attention de la part des autorités de la république comme des institutions religieuses, au premier rang desquelles la DUM RT.
15La création d’une presse et de maisons d’édition musulmanes constitue un autre versant de la même question. Mais dans ce domaine les carences sont les mêmes que dans celui de l’éducation : absence de moyens matériels et techniques, financement inexistant, démission de la Direction Spirituelle... Malgré cela, des quotidiens et revues musulmans ont pu voir le jour au Tatarstan et ont trouvé place dans le catalogue officiel des périodiques de la Fédération de Russie (gage d’une publication régulière et de l’accès à un réseau d’abonnés). Pour l’essentiel, il s’agit du journal Iman,de son pendant en russe Vera [« La Foi »] et de la revue Iman nury [« La Lumière de la Foi »], édités à Kazan par les Éditions Iman, auxquels s’ajoute le quotidien Islam nury de Naberezhnye-Tchelny. Aussi étrange que cela paraisse, la Direction Spirituelle, elle, n’est toujours pas parvenue à créer le moindre périodique stable : le mensuel Din vä Mägishät [« La Religion et la vie », homonyme d’une prestigieuse revue du début du siècle], apparu comme l’organe officiel de la DUM RT en 1996, a cessé de paraître après trois numéros seulement. Il est vrai que la nouvelle équipe placée en 1999 à la tête de la direction a déjà entrepris de restaurer cette activité d’édition périodique.
16Quant à l’édition de littérature religieuse, particulièrement importante au Tatarstan depuis le début de la décennie, elle est dominée depuis quelques années par une mouvance néo-fondamentaliste d’importation (avec des traductions, principalement en russe, des textes les plus connus de Sayyid Qutb ou de Mawdûdî). Ce qui appelait une réaction : si, au début des années 1990, on pouvait se permettre de publier tout ce qui touchait à la religion sans prendre la peine d’une réelle appréciation critique, depuis quelque temps en revanche, l’unique éditeur spécialisé de la république – la maison « Iman » – a formulé une ligne éditoriale informée par l’évolution récente du « marché » local. C’est ce dont témoigne par exemple l’édition de la série des « Théologiens tatars » ou de la « Bibliothèque Iman », en tatar et en russe, qui privilégient l’apport spécifique des penseurs musulmans de la Moyenne-Volga, et les travaux des chercheurs du Tatarstan sur l’islam de la région Volga-Oural.
17Cette diversité du renouveau islamique au Tatarstan est également liée, dans une certaine mesure, à l’attitude ambiguë des mouvements et partis politiques à l’égard de l’islam. Dans sa période de formation et d’expansion, le mouvement national tatar lui-même (y compris ses composantes les plus radicales, tel le parti Ittifaq) paraissait essentiellement préoccupé par la construction de la souveraineté politique de la république, sur une base qui semblait alors devoir être laïque. L’islam n’apparaissait dans les discours, de manière purement rhétorique, qu’à propos de renouveau spirituel global, mais sans que soit clairement défini le rôle futur de la religion dans le renouveau national tatar. Ce n’est qu’à partir du milieu des années 1990, au lendemain de la chute du régime soviétique, que l’islam commença à occuper une place de plus en plus centrale dans le discours et les pratiques des dirigeants du mouvement national tatar, à mesure même que celui-ci perdait de son influence dans le jeu politique.
L’écrivain Fauzija Bajramova, dirigeant du Milli Mädjlis, appelait naguère à une alliance entre nationalistes et religieux, dans le but explicite de renouer avec l’audience populaire qui faisait de plus en plus cruellement défaut à son organisation depuis qu’elle avait été marginalisée aux dernières consultations électorales. Cette référence islamique devait cependant prendre des colorations extrêmement diverses, voire contradictoires, selon qu’elle était maniée par telle ou telle faction du mouvement national, à divers moments de leur brève histoire.
Ainsi les tribuns du « Centre public pan-tatar » (Vse-Tatarskij Obshchestvennyj Centr : infra VTOTs) passèrent d’affirmations purement déclaratives sur le rôle général de l’islam dans le renouveau national tatar à des déclarations d’intention plus ambitieuses, bien qu’ambiguës dans leur formulation, sur la « restauration des nobles traditions du réformisme musulman (djadidisme) », en insistant sur le fait que « leur » islam « ne pouvait être qu’un islam tatar, qui ne laisserait pas les Tatars se dissoudre (sic) parmi d’autres peuples musulmans ». Les mêmes auteurs affirment aussi le primat de la nation sur la religion, la première étant le substrat sur lequel se développe la seconde, laquelle est appelée à s’adapter aux spécificités, notamment géographiques et climatiques, de chaque « nation », pour trouver avec cette dernière un développement dialectique.
Si semblable pétition de principe est faite pour plaire à une bonne part de l’intelligentsia, ces considérations n’empêchent pas certains intellectuels de continuer à trouver dans l’islam la source de tous les maux dont les Tatars ont eu à souffrir au cours de leur histoire, à commencer par ce que l’on appelle à Kazan la « perte de la souveraineté ». Et certains de reprocher rétrospectivement aux élites sociales du royaume des Bulghares de la Volga, lorsque ce n’est pas à celles de la Horde d’Or ou du khanat de Kazan, de n’avoir pas suffisamment adapté la religion islamique au « caractère national » tatar ; d’avoir négligé par exemple de faire du tatar la langue de la religion... Une telle position ne mériterait sans doute pas tant d’attention, si elle n’exprimait de manière claire le clivage largement ressenti dans les milieux instruits de la république, dont les références sont exclusivement soviétiques, entre le national et le religieux – le second ne pouvant être conçu que comme une partie intégrante du premier.
Mais c’est sans doute dans l’aile la plus radicale de l’intelligentsia tatare contemporaine qu’on observe l’évolution la plus spectaculaire des conceptions relatives à l’islam et, accessoirement, à son instrumentalisation politique. Des déclarations nébuleuses sur l’imbrication étroite du national et du religieux, on est assez rapidement passé à l’apologie d’un islam « purifié », fidèle au Coran. En 1997, un dirigeant du parti Ittifaq inversait le postulat formulé au paragraphe précédent, en affirmant que l’idée nationale devait être subordonnée à une stricte observance des principes de l’islam, seule gage d’une perpétuation de la nation tatare. Lors de son ive Congrès, en décembre de la même année, l’état-major du parti définit sa position de manière encore plus tranchée : « Nous nous opposons à ces représentants de l’intelligentsia tatare qui s’efforcent de substituer au Coran des courants de pensée comme le djadidisme, le soufisme ou ce qu’ils appellent l’« euro-islam ». La lutte de libération nationale que nous menons contre l’Empire russe, nous en faisons, dès à présent, un djihâd, destiné à nous débarrasser du joug des infidèles. [...] Nous, les musulmans nationalistes (nacionalisty-musul’mane), entamons le combat pour la création d’un État islamique au Tatarstan. »
Lorsqu’on examine les changements intervenus dans l’appréciation politique de l’islam par le parti Ittifaq, on ne peut qu’être frappé par son évolution rapide et par l’extrémisme de sa ligne idéologique la plus récente. Les éditorialistes du parti ne voient-ils pas, aujourd’hui, dans la « civilisation judéo-chrétienne » – accusée d’avoir manigancé un plan de destruction du peuple tatar, par sa démoralisation – le principal obstacle à un retour de la société tatare aux valeurs spirituelles communes à l’ensemble du monde musulman ? Cette passion, bien de chez nous, pour la dénonciation du sabotage et des opérations de « diversion » conduites de l’extérieur, ne pouvait manquer d’une cinquième colonne : la cible est ici constituée par tous les adversaires d’une synthèse turco-islamique qui ne dit pas encore son nom.
Ittifaq n’a donc pas de mots assez durs pour le djadidisme ou pour le soufisme. En totale contradiction avec les sources écrites (en arabe, il est vrai, pour la plupart, donc inaccessibles aux intellectuels éduqués pendant la période soviétique), le réformisme musulman est, d’une manière générale, perçu comme un mouvement de lutte contre les tendances fondamentalistes et de rapprochement culturel avec l’Occident. Ce tournant idéologique d’Ittifaq opéré autour de 1997, en faveur de ce que l’on doit bien appeler une forme de néo-fondamentalisme s’explique peut-être, en partie, par la dégradation des relations de ce parti, au même moment, avec le VTOTs, le segment le plus modéré du mouvement national tatar – avocat, lui, d’une revitalisation du djadidisme. Le discours d’Ittifaq prit alors une coloration de plus en plus hostile à l’intelligentsia en général, accusée d’avoir été incapable de préserver l’indépendance tatare (!), et d’avoir favorisé au xixe siècle la déstructuration de la société musulmane traditionnelle, en prônant une europeanisation à tout crin et l’adoption, telle quelle, d’une culture « étrangère ».
La niche politique du radicalisme religieux restant libre, Ittifaq, marginalisé au sein du mouvement national, s’y est engouffré, lorsque le VTOTs s’est rapproché, sur un certain nombre de points, des positions tenues par le pouvoir. Si elle se confirmait, la nouvelle ligne idéologique d’Ittifaq,marquerait l’enracinement au Tatarstan d’une tendance néo-fondamentaliste, jusque-là absente de la scène politique, si ce n’est dans les rangs de Saf Islam, un mouvement radical très marginal, aujourd’hui disparu, et dont l’histoire et la sociologie restent à faire.
La difficile équation nation = islam n’en paraît pas pour autant réglée dans les écrits récents des éditorialistes d’Ittifaq. Ces derniers se placent volontiers entre ce qu’ils qualifient d’extrémités du champ politique au Tatarstan : entre les intellectuels nationalistes laïcisants dont il a été question plus haut, et des religieux formés dans les pays arabes ou dans les rares madrasa en activité au Tatarstan, où n’officient en général que des enseignants arabes, et pour lesquels il ne saurait être qu’une seule nation – la communauté islamique (umma) dans son ensemble.
Au-delà de ces segmentations de l’élite pensante, qu’en est-il de l’évolution de l’opinion publique pendant le même laps de temps ? Le premier constat est celui d’un très large éventail d’attitudes. Depuis quelques années, on a même vu réapparaître, dans les revues, des professions de foi athéistes qu’on aurait pu croire reléguées au salon d’antiquités. Voilà qui contraste nettement avec l’augmentation de la religiosité au sein de l’intelligentsia littéraire et artistique du Tatarstan constatée par les sociologues. Tout comme l’évolution d’Ittifaq et sa dramatique marginalisation, cette permanence d’un discours athéiste militant peut s’expliquer par le contexte social ; la dégradation des conditions d’exercice d’un certain nombre d’emplois publics, au premier rang desquels ceux de l’instruction, traditionnellement marqués par l’éthique soviétique, s’est traduite par l’expression protestataire d’un attachement aux symboles de l’ancien régime, jadis garant des salaires et des pensions. Il semblerait donc qu’en Russie, néo-fondamentalisme islamique et conservatisme athée, s’enracinent dans le même terreau. Il faut d’ailleurs remarquer que cette apologie tardive de l’athéisme n’est apparue que dans la seconde moitié des années 1990, après une première période marquée par un consensus assez général – du moins indiscuté – sur la nécessité de rétablir un certain nombre de valeurs associées avec la religion. Ce n’est qu’avec les progrès de plus en plus sensibles et visibles de la réislamisation, conduite tambour battant par l’aile la plus radicale de l’intelligentsia tatare, que des réticences ont commencé à apparaître de toute part, quoique timidement, par crainte d’une réaction de la majorité de l’opinion.
Parmi les nouvelles tendances apparues depuis le milieu des années 1990, il faut également mentionner une forme de néo-paganisme, issue du turquisme historique. Cette mouvance s’est formée, pour l’essentiel, à Naberezhnye-Tchelny où sont concentrés, pour le moment, l’essentiel de ses partisans, et où paraît leur journal Bizneng yul (« Notre Voie »). L’idéologie néo-païenne est centrée sur une forme de tangrisme, enseignement religieux commun à l’ensemble des peuples turcs depuis le Haut Moyen-Âge, élaboré dans une philosophie de portée universelle. Les idéologues du mouvement considèrent assez volontiers que la propagation de la nouvelle foi doit être le ferment de l’unité enfin réalisée des peuples turcs et doit servir en même temps de fondement idéologique à la renaissance de la nation tatare. Les éditeurs de Bizneng yul consacrent une part importante à la polémique contre l’islam, considéré comme une religion étrangère à l’esprit national tatar, et dont le clergé est accusé de servir de cinquième colonne potentielle au service d’intérêts étrangers. Héritiers idéologiques de l’URSS, les éditorialistes du culte tangrique voient aussi dans l’islam – comme dans le christianisme – des religions traditionnellement au service des puissants, qui justifient l’oppression des plus démunis, dont le destin rappelle aux néo-païens de Naberezhnye-Tchelny celui des Tatars, soumis pendant un demi-millénaire à un État orthodoxe...
Si le réformisme musulman, en particulier sa phase tardive, le « djadidisme », trouve grâce aux yeux des néo-païens, c’est parce qu’il a permis aux Tatars de surmonter le défi de la supériorité technologique européenne, par l’adoption d’un uni-versalisme scientifique. À l’inverse, les « djadids » n’en sont pas moins accusés d’avoir adopté, avec la technologie, la langue et les us et coutumes de leur modèle culturel russe. Qui plus est, en tant que penseurs musulmans, ils se sont heurtés aux limites d’une conscience communautaire encore marquée par le primat de l’islam, alors même que pour les peuples turcs, la survie serait du côté du turquisme, voire du retour au « touranisme ». Il convient de remarquer que ce néo-paganisme n’est pas plus neuf que les tendances examinées jusqu’à présent. Au début du xxe siècle déjà, des penseurs du mouvement turquiste avaient tenté d’élaborer une base conceptuelle commune pour l’union à venir des peuples turcs. Mais il semble qu’ils n’aient pas rencontré davantage d’écho dans l’opinion que leurs lointains épigones de la période post-soviétique.
Un autre surgeon conceptuel du turquisme des origines paraissait promis à plus de succès avec la création, dès 1991, d’une « Assemblée des peuples turcs », laquelle se donnait alors comme missions politiques la « consolidation des peuples turcs et l’élaboration d’une stratégie de solidarité politique et de soutien mutuel ». Si le programme de cette assemblée accordait une place non négligeable à la religion, c’était en tant qu’élément des cultures nationales et de la « santé morale » des peuples turcs. Bien que l’assemblée déclarât vouloir favoriser, elle aussi, la formation d’organisations politiques musulmanes et participer à la convocation des congrès musulmans du Tatarstan, ces propos sont pour le moment restés lettre morte. Ils ont d’autant moins de chance de trouver un début de mise en œuvre qu’en 1993, lors du iiie Congrès de l’organisation, l’état-major initial dut céder la place à une nouvelle direction, constituée pour l’essentiel de Tchouvaches, qui, comme on sait, sont en grande majorité chrétiens.
Comme on peut le constater, les documents écrits émanant des divers mouvements et organisations politiques du Tatarstan, de même que le discours de leurs dirigeants, témoignent d’une politisation générale des thèmes liés à l’islam, même si ce phénomène se décline selon un grand nombre de variations. Ainsi, pour le VTOTs, c’est l’option d’une « tatarisation » de l’islam qui domine, contre celle d’une islamisation de la société dans le cas d’Ittifaq ou du Milli Mädjlis – des organisations dont l’évolution vers le radicalisme islamique semble épouser la courbe de leur marginalisation politique. Si réislamisation il y a sur la Moyenne-Volga, elle semble donc devoir être moins que jamais univoque. La diversité du phénomène s’explique aisément par la complexité des recompositions sociales et politiques en cours, caractérisées par un mode bien particulier de redistribution des pouvoirs, notamment économiques, au Tatarstan comme dans l’ensemble de la Fédération de Russie.